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Pakistan: Talibanisation provinciale au Pakistan

Une coalition islamiste a imposé la charia dans la région du nord-ouest.
Dans un quartier populaire de Peshawar, la belle Shabnam, chanteuse pachtoune, prépare sa valise. Elle donne un concert ce soir près d'Islamabad.

Comme elle, de nombreux artistes sont contraints de se produire hors de la Province de la frontière nord-ouest (NWFP), où l'unique salle de spectacle de la région, le Nishtar Hall, a cessé ses programmes musicaux depuis l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement provincial islamiste, la coalition MMA, Muttahida Majlis-e Amal, qui rassemble six partis fondamentalistes, dont deux ouvertement pro-talibans. «Le MMA dit que ces spectacles sont contre l'islam, reprend la jeune femme. Moi je pense que ce sont plutôt ces gens-là qui ont une moralité douteuse. A cause d'eux, les artistes ont perdu leur travail.»



C'est la première fois depuis la création du MMA que les extrémistes arrivent au pouvoir. Leur campagne très antiaméricaine a porté ses fruits dans une province qui, depuis la guerre en Afghanistan, a gardé une immense rancoeur contre les Etats-Unis. Début juin, l'assemblée, composée aux deux tiers d'islamistes, a voté à l'unanimité l'application de la charia, la loi islamique.



Asif Iqbal Daudzai, ministre barbu et affable de l'Information, s'explique : «Nous voulons islamiser les lois pour la prospérité et le bien-être de la population. Mais les gens changeront d'eux-mêmes leur attitude grâce aux prêches dans les mosquées et à notre politique, pas par la force.» Des comités religieux sont désormais chargés d'émettre des recommandations pour islamiser la société à tous les niveaux, éducation, économie, justice, santé, sport, administration. «Cela ne va pas changer grand-chose, assure Asim, banquier de Chitral, ville du nord de la province. Nous vivons déjà traditionnellement avec la charia.» Le quotidien n'a en effet pas changé mais, depuis son arrivée au pouvoir, le MMA a pris des mesures visant à restaurer l'ordre moral, comme promis lors de sa campagne.



Dérive extrémiste. Afrasiab Khattak, président de la commission pakistanaise pour les droits de l'homme, et membre du parti d'opposition Awami National Party, dénonce une dérive extrémiste : «Un climat d'intolérance et de bigoterie pèse sur la province. Le MMA a pris des mesures pour la ségrégation des sexes, les femmes ne devraient plus être examinées par des médecins masculins et devraient fréquenter des universités distinctes...» «Les mollahs du MMA utilisent les haut-parleurs des mosquées pour leur propagande politique, leur interprétation de l'islam est très discutable, explique un militant pour les droits de l'homme. Mais les gens les suivent comme des moutons de peur d'être accusés d'être de mauvais musulmans.»



Peuplée essentiellement de Pachtounes, la Province de la frontière nord-ouest borde l'Afghanistan. Pauvre et profondément conservatrice, elle observait déjà un islam strict. L'arrivée au pouvoir du MMA a encouragé quelques fanatiques. Au mois de mai, une bande de jeunes militants islamistes surexcités a détruit les panneaux publicitaires de Pepsi Cola, offensant la religion, selon eux, car ils représentaient une jeune femme. Pepsi a préféré battre en retraite, censurant ses affiches. Récemment, l'un des quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allah s'étalait même sur un de ses panneaux publicitaires à Peshawar. Dans la province, l'alcool est désormais totalement banni, les boutiques d'instruments de musique ont été fermées plusieurs jours début janvier, les musiciens sont harcelés par la police, des boutiques de cassettes de musique et vidéo ont été victimes d'attaques... Mais l'ambiance s'est détendue depuis quelque temps et le retour proclamé de la moralité n'est en fin de compte qu'une façade.



A Peshawar, dans le bazar Karkhana, Iftekhar, vendeur de disques de son état, a planqué les CD «triple X». Il est toujours possible de se procurer du whisky de contrebande dans les zones tribales toutes proches. Et la prostitution, si elle s'est faite plus discrète, reste une réalité quotidienne. «Ce dont nous avons besoin ici, ce n'est pas de burqas, ou de barbes plus longues, assure un étudiant. Les gens veulent des écoles, des emplois, des hôpitaux, des routes. Ils espèrent que ce gouvernement sera plus efficace et moins corrompu que les précédents. Mais les mesures contre l'obscénité sont des effets d'annonce dans les journaux, pour cacher le vide», conclut le jeune homme.



Le projet essentiel du gouvernement islamiste, la hasba, un système judiciaire parallèle, n'est pas encore entré en vigueur. «La hasba sera chargée de vérifier si les lois islamiques sont appliquées, explique Rehana Ismail, jeune élue MMA, voilée de noir jusqu'aux yeux. Le juge, à sa tête, prendra des mesures contre la corruption et établira une vraie justice. Son jugement sera sans appel. Mais nous réfléchissons à instaurer des garde-fous. Nous allons aussi faire en sorte qu'hommes et femmes bénéficient des mêmes droits.»



Pour Rukhshanda Naz, directrice de l'association Aurat, pour la défense des droits des femmes, la hasba a des relents de talibanisation, «le juge tout puissant aura sa propre interprétation de l'islam. Et la police sous ses ordres pourra faire intrusion dans la vie privée des gens. Cela rappelle dangereusement le département Vice et Vertu mis en place par les Talibans, avec sa police religieuse». Le projet de hasba est bloqué par le gouverneur de la province, qui a réclamé une dizaine d'amendements, et ne peut passer sans le feu vert d'Islamabad. «Le président Musharraf ne laissera pas ces mollahs faire ce qu'ils veulent, assure un observateur. Après la destruction des panneaux publicitaires de Pepsi, les chefs de la police de la province et de l'administration ont été remplacés pour manquement au maintien de l'ordre, sans consultation préalable du gouvernement provincial. Le message est clair, c'est Islamabad qui décide.»



Avec plus de 80 % de son budget alloué par le pouvoir central, le gouvernement provincial reste dépendant. Il n'a aucune marge de manoeuvre pour promulguer de nouvelles lois sans l'accord de l'assemblée nationale. Êt, ultime recours, le Président a le pouvoir de dissoudre les assemblées provinciales. «Le MMA est comme un serpent sans venin», assure un journaliste du quotidien The News.



Mais ce serpent est né des manoeuvres politiques du président Musharraf. «Avant les élections générales d'octobre 2002, il a tout fait pour discréditer les deux principaux partis qui pouvaient le menacer, le PPP [Parti du peuple pakistanais] et l'ANP [Awami National Party]. Ils n'ontÊpas pu mener de vraie campagne, accuse Iqbal Khattak, journaliste à Peshawar. Le général a donc fait sciemment le lit des islamistes.» «Le MMA est utile pour l'armée, il permet de brandir la menace islamiste pour avoir le soutien des Américains et de justifier le maintien au pouvoir du général qui n'a pas été élu démocratiquement», ajoute Iqbal. Afrasiab Khattak renchérit : «Nous, nous appelons le MMA : Mollahs-Militaries-Allies [Mollahs-militaires-alliés].»



Par Celia Mercier, Peshawar correspondance